Reprises de savoirs

 — Imider : les traditions berbères comme outils de contestation

Imider : les traditions berbères comme outils de contestation

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Les descendants de la tribu amazigh des Aït Atta habitant à Imider : bien que la mine d’argent contre laquelle les habitants d’Imider luttent se soit implantée en 1969 et que les premières mobilisations d’ampleur aient commencé en 1986 (sit-in de 40 jours contre le forage de puits), la lutte a pris une nouvelle tourne à partir de 2011. A cette époque, les problématiques d’accès à l’eau des habitants d’Imider étaient inédites, et la mobilisation s’est fortement amplifiée en donnant lieu à une occupation. Cette occupation a aussi été le lieu de réappropriation de pratiques berbères traditionnelles qui sont au fondement de la politique du mouvement de contestation d’Imider. 


A 300 kilomètres au sud de Marrakech, dans une région montagneuse amazigh sur le territoire d’Imider, existe la plus grande mine d’argent d’Afrique. Cette mine est active depuis 1969. Tout autour, la terre semble infertile, tellement le territoire est aride. Pourtant, cette terre est habitée, et les communautés berbères qui y demeurent savent pourquoi leurs ancêtres se sont installés ici. Quand on creuse la roche, on découvre vite que l’eau y est en fait abondante. Les ancêtres des habitants ont légué un ensemble de canaux souterrains permettant de cheminer l’eau pour que tout le monde y ait accès pour cultiver. Mais aujourd’hui, plus les habitants d’Imider creusent, moins ils trouvent de l’eau. De plus, les neiges se font de plus en plus rares. L’eau de cette terre a été appropriée et polluée par cette énorme mine d’argent, qui détruit tout ce que cette terre a d’habitable. La mine ne cesse de s’étendre depuis les années 1980, et consomme aujourd’hui 1 million de mètres cubes d’eau, soit 12 fois d’eau plus que l’ensemble des habitants d’Imider. A la surconsommation des nappes phréatiques s’ajoute la pollution : mercure, plomb, cadmium, antimoine, arsenic sont libérés par l’extraction et rejetés dans la nature causant de plus en plus de maladies et de cancer à Imider. Pour les communautés berbères habitant ce territoire, une lutte a commencé en 1986, et se poursuit encore aujourd’hui. Les vannes du mont Alban, dont la nappe phréatique a été pompée pendant des années, ont été arrêtées en 2011 par les militants d’Imider. Depuis s’y déroule une occupation au sein de laquelle des pratiques traditionnelles berbères d’éducation populaire politique et de démocratie directe se réinventent par les personnes en lutte. 

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant l’invention d’une pédagogie alternative, mais plutôt la réappropriation par des communautés « indigènes » de pratiques ancestrales dans le cadre d’une mobilisation pour défendre l’habitabilité de leur territoire. Sur le mont Alban, occupé depuis 2011, ont été construites une cinquantaine de maisons, érigées de part et d’autre des conduites d’eau de la société minière. Au sein de ce camp militant, se trouve un quartier réservé aux femmes, un potager collectif et une sorte de petite forteresse (kasbah) d’architecture berbère. Ce camp s’organise autour de l’agrew, l’assemblée démocratique du dimanche, directement héritée des coutumes berbères. A l’origine, l’agrew était essentiellement l’espace où les notables se retrouvaient pour discuter de leurs affaires. C’était une assemblée d’exclusion, qui servait essentiellement aux puissants à gérer la cité. L’agrew d’Imider est au contraire un espace dont la première volonté est l’inclusion, des femmes, des enfants, et de tous ceux et celles qui traditionnellement ne participaient pas. Ces assemblées s’articulent autour de 6 principes à même de répondre à des enjeux de transmission de savoirs, de connaissances, de pratiques démocratiques et de mobilisations. Le premier principe de l’agrew est le rassemblement des habitants dans un grand cercle qui veut réunir tout le monde. Le cercle représente l’égalité des habitants, il est censé gommer les hiérarchies, voir les abolir. En réalité, ce cercle n’est pas ouvert à toutes et tous, car les pouvoirs publics et les représentants de la société minière n’y sont pas les bienvenues (déso Latour). En cela, c’est un outil d’émancipation collective pour se former une opinion politique s’élaborant depuis la base, depuis les expériences vécues, depuis la parole des marginalisés, qui se donnent mutuellement des armes politiques pour se défendre face aux groupes dominants. Le second principe de l’agrew d’Imider est celui de l’absence formelle de vote. Le vote est selon eux un outil qui consiste à exclure une minorité. Ce principe permet de remettre en cause la légitimité sur laquelle se base les élus communaux. A la place du vote (principe 3), il est préférable d’entendre tout le monde, et se forger une opinion à partir du moment où tous et toutes auront parlé. Des personnes sont dès lors chargées de prendre en notes (principe 4) toutes les paroles exprimées, pour ensuite essayer de trouver une décision collective (principe 5) qui permet de ne léser personne. Enfin, le dernier principe est celui de la volonté d’hériter de leurs traditions d’une certaine façon. Celui-ci est formulée comme suit : « Il n’y a ni haut, ni bas, malgré l’immense respect que l’on réserve aux anciens de nos tribus. Nous croyons dans une complète égalité ». 

L’agrew permet de résister à l’État moderne de diverses façons. Il permet d’abord de déjouer les tentatives d’individualisation des militants d’Imider, et permet de refuser la désignation de représentants avec lesquels l’État et la société minière pourraient discuter. Faire l’agrew, c’est tout mettre à plat, faire disparaitre les volontés de chacun pour que n’apparaisse plus qu’une seule voix collective, une voix de communauté, permettant également de formuler des revendications toujours plus fortes, un refus toujours plus radical. L’enjeu est aussi ailleurs : les institutions horizontales, basées sur la démocratie directe, sont des traditions bien antérieures à celle de l’État. À Imider se joue un conflit sous-jacent, qui concerne bien des lieux au Maroc. D’un côté, l’État moderne tente de se renforcer, et se déclare, au nom du modernisme issu de la période coloniale, en droit de gouverner et de s’approprier les territoires indigènes, de l’autre, une population encore importante est structurée par son histoire « tribale », plus ou moins lié à la question de l’appartenance berbère. Le conflit de l’eau et de l’accès aux ressources donne virtuellement à voir celui des nombreux conflits de mondes qui se joue au Maroc. L’exemple d’Imider résiste doublement à l’impérialisme de l’État, car les pratiques d’émancipation qui y sont menées se réinventent depuis l’héritage berbère. Les termes du modernisme sont refusés. 

Ce que l’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

L’exemple de l’agrew permet d’avoir une grande exigence politique dans les pratiques de luttes et d’émancipation : pas d’éducation populaire sans intersubjectivité, pas de contestation sans individus éclairés, pas de mobilisation sans avoir entendu la parole de toustes. Il nous apprend aussi que la question de l’héritage et de la tradition mérite d’être réinvesti. Comment résister à la centralisation de l’État, comment se former sans penser comme un État ? Depuis quelles coordonnées de sens, depuis quelles pratiques populaires ? Il s’agit peut-être d’enquêter sur ce que nous avons perdu, en premier lieu sur les communautés auxquelles nous n’appartenons plus, pour essayer de retisser des attachements depuis des pratiques et des savoirs à même de décoloniser l’imaginaire de l’éducation et de la transmission. Se déformer, c’est peut-être avant tout se décoloniser, arrêter de penser comme un État, sortir l’État de soi pour trouver d’autres pistes désirables. Sans penser qu’il s’agit toujours de tout réinventer. Beaucoup de choses sont encore disponibles si nous apprenons à ajuster nos regards. 

En savoir plus

Film Amussu de Nadir Bouhmouch.

Rapport du CMA, Imider,
spoliation
 des
 ressources 
naturelles 
et 
résistance
 populaire : http://www.gitpa.org/web/LE%20DECEMBRE%202013%20%20MAROC%20IMIDER%202.pdf

Soraya El Kahlaoui et Koenraad Bogaert, Politiser les marges. Le cas du mouvement « sur la voie 96 » d’Imider : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/5555

Article de Celia Izoard sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/160819/imider-au-maroc-la-plus-grande-mine-d-argent-d-afrique-assoiffe-les-habitants

Article de CADMT : https://www.cadtm.org/Maroc-l-histoire-d-une-lutte-Le-mouvement-contre-la-mine-d-Imider-dure-depuis

Article de Mohammed Benidir, « Entre délibération, contestation et délégation. Les assemblées dans un mouvement contestataire contre l’exploitation minière dans le Sud-­Est du Maroc » : https://www.participation-et-democratie.fr/system/files/2017_1c_benidir_0.pdf

Source de l’image principale : https://www.cadtm.org/Maroc-l-histoire-d-une-lutte-Le-mouvement-contre-la-mine-d-Imider-dure-depuis

L’Université de Vincennes

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

L’après mai 68 a révélé l’immense malaise dans les Universités trop élitistes, magistrales, gérontocratiques et intellectuellement conservatrices. La loi d’orientation des Universités (12 novembre 1968), organise leur autonomie et leur cogestion (enseignants, personnels étudiants). Vincennes (Sciences humaines et sociales), mais aussi Dauphine (économie et gestion) et Marseille Luminy (sciences) vont alors servir d’universités nouvelles et expérimentales, supposée influencer ensuite les autres universités. Le montage administratif et les travaux se font en dehors des règles habituelles dans l’État. Une fois la conjoncture révolutionnaire passée, l’établissement sera de plus en plus amené à se normaliser.

Chronologie

– Un gouvernement déstabilisé par mai 68 qui mène une stratégie de retour à l’ordre : en offrant « un os » aux étudiants agitateurs loin du quartier latin (De Gaulle disait que « Vincennes c’est pour les emmerdeurs) ; en offrant un espace d’expérimentation à des universitaires radicaux qui avaient soutenus mai 68.

– Un petit groupe d’universitaires va monter un projet pédagogique et institutionnel entre juillet et fin 1968 autour d’Hélène Cixous. Un deuxième cercle de 39 universitaires (dont le « noyau co-optant » composé de H Cixous, J. Julliard, P. Domergue, B Cassen, M. Serres, A. Badiou, J-C. Passeron, R. Castel) est chargé de recruter 195 enseignant.e.s en octobre 1968. 

– En été-automne 1968 : un lancement est subi, sans longue préparation, une opportunité à saisir face à un pouvoir ébranlé. 8000 étudiants sont inscrits dès la rentrée de décembre 1968. Le transfert à St-Denis a lieu en 1980.

– L’université est installée dans le bois de Vincennes, sur un ancien terrain militaire. Les bâtiments ont été construits en 1968-69, rasés en 1980.

Nouveautés clés dans l’enseignement supérieur

– une université ouverte aux non-bacheliers (1/3 des inscrits dans les 6 premières années) avec de nombreux étudiants salariés (cours le soir et le samedi) ;

– une ouverture sur le monde contemporain et des disciplines jusque-là pas ou peu enseignées ou valorisées à l’université (psychanalyse, sociologie, linguistique, géopolitique, arts, urbanisme, culture anglophone contemporaine, etc.) ;

– des groupes restreints et une large liberté de choix offerte aux étudiants pour définir leur parcours ;

– des départements plus ou moins favorables à la participation étudiante (programme, évaluations, etc.) ;

– une université ultra-politisée, où l’on apprend autant hors des cours (activisme) que dans les cours.

Un témoignage d’une étudiante

Josette Pessis, lettre parue dans Libération le 24 mars 2009 :

Vincennes a changé ma vie ! Fille d’ouvrier de Renault-Billancourt, j’ai arrêté le cours complémentaire en 3e, à 14 ans, un an d’école de sténodactylo, et à 15 ans les neuf heures quotidiennes de boulot dans le milieu étouffant des employées de bureau. Quatre années ont suffi (et Mai 68 en prime) pour me faire attraper un sac à dos, lever le pouce et partir deux ans en voyage. Mais il y a eu le retour et que faire alors ?Vincennes venait d’ouvrir, on y acceptait les non-bacheliers ayant travaillé plusieurs années. Une porte s’ouvre sur un autre monde, et quel monde ! Le savoir certes, mais aussi les idées, les débats, la politique, les profs et étudiants étrangers. J’avoue pourtant que le début de la première année en 1970-1971 (j’avais repris un boulot de secrétariat neuf heures par jour, et je n’allais à la fac qu’aux cours de 19 heures à 22 heures, après le métro et la navette de bus du château à la fac), a été un peu un choc : côtoyer les «vrais» étudiants qui parlaient un autre langage, me faire remettre à ma place (à juste titre) par un prof après un exposé pour avoir manqué de sens critique, débarquer le soir et trouver les cours remplacés par une AG… Mais très vite l’effervescence et le bouillonnement de Vincennes m’ont fait rentrer dans les rangs des «vrais» étudiants et militants de la fac.Étudiante en histoire, des profs m’ont marquée : M. Rebérioux, J. Bruhat, C. Mossé, J. Devisse, J-L. Flandrin, P. Sorlin… les uns par leur savoir, les autres par leur pédagogie, d’autres encore par leur sens de la relation humaine.


Après ma maîtrise, j’ai décidé de passer le capes et l’agrégation. Vincennes était mal vue du jury des concours en général, mais lorsque celui-ci a appris qu’une non-bachelière était admise à l’oral de l’agreg, ce n’est sans doute pas par hasard qu’il fit de moi la première recalée ! Un certain professeur d’histoire moderne, bien connu pour son appartenance à l’Action française, m’a royalement octroyé un 0,5 sur 20 pour un exposé, qui, bien que pas très brillant, je l’avoue, sur la question hors programme, valait quand même bien sans doute le 1 sur 20 qui m’aurait permis d’être agrégée. Au moment de la proclamation des résultats, il n’a su que me reprocher de n’avoir pas mentionné que : «Philippe IV d’Espagne était homosexuel bien qu’ayant eu de nombreuses maîtresses»…J’ai quand même eu le capes et enseigné avec beaucoup de bonheur.Et pour en revenir au début de ce texte, qu’aurais-je fait de ma petite vie si Vincennes n’avait pas existé ?

Ce qu’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

Ce qui nous inspire, dont on souhaite hériter : l’ouverture aux jeunes salarié.es et la possibilité d’une « deuxième chance », la parole libérée et l’espace d’émancipation des – par les – savoirs grâce au relâchement du pouvoir mandarinal, la capacité à exploiter une conjoncture de crise pour créer un nouvel espace.

Ce qu’on n’a plutôt pas envie de reproduire : la domination des savoirs théoriques et l’absence des savoirs de la subsistance et du ‘s’organiser ensemble’, le faible pouvoir des étudiant.e.s dans les choix pédagogiques, les guerres intestines entre clans gauchistes et communistes, la dépendance financière et institutionnelle à l’État (qui en fait un lieu soupape de la contestation puis siffle la fin de la récré en 1980).

En savoir plus

Site principal : http://www.ipt.univ-paris8.fr/hist/article-Faucherre.htm

Artières Ph. et Zancarini-Fournel (M.) (dir), 68. Une histoire collective. 1962-1981. Paris, La Découverte, 2008.

Djian Ph (dir.), Vincennes. Une aventure de la pensée critique. Paris, Flammarion, 2009.

Soulié Ch. (dir.), Un mythe à détruire ? Origine et destin du Centre expérimental de Vincennes. Presses Univ. de Vincennes, 2012.

Source de l’image principale : http://www.rvdv.net/vincennes/?page_id=930

Agir Tous pour la Dignité du Quart monde (ATD Quart monde)

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Agir Tous pour la Dignité, une association plus connue sous l’acronyme d’ATD Quart Monde. Depuis sa création en 1957, ATD rassemble des personnes ayant (eu) l’expérience de la grande pauvreté et de l’exclusion, et des personnes ne connaissant pas la misère. Elle fut fondée par le prêtre Joseph Wresinski (1917-1988), un descendant d’une famille pauvre d’immigrés polonais et espagnol, dans la cité d’urgence Château-de-France à Noisy-Le-Grand (banlieue parisienne). Le mouvement s’est depuis étendu et est aujourd’hui présent dans 32 pays sur les 5 continents. S’apparentant à des bidonvilles, les « cités d’urgences » comme celle de Château-de-France avaient été construites dans les années 50 dans l’attente de logements sociaux et les familles y vivant connaissaient une grande précarité. Dès ses débuts, ATD se démarque d’autres institutions présentes sur place par sa philosophie : il ne s’agit pas d’une œuvre caritative ou d’assistanat, mais plutôt d’un « mouvement » qui vise à faire reconnaitre la pensée et l’expérience des personnes vivant dans la pauvreté. Cette reconnaissance est considérée comme indispensable aussi bien à la société et qu’à leur dignité. Ainsi, au lieu de distribuer soupe et vêtements, ATD préfèrera construire avec les habitants des lieux de partage et d’apprentissage, comme les bibliothèques de rue qui sont un dispositif encore fréquemment utilisé aujourd’hui. Les bénévoles d’ATD se rendent de manière régulière près de ces bibliothèques où iels animent des ateliers avec les enfants et en profitent pour rencontrer les parents. Un autre exemple d’actions d’ATD est celui des personnes salariées (ou non) qui vont vivre auprès des personnes précarisées avec l’intention de tisser des liens avec les familles. Un point important ici est que la démarche d’ATD ne consiste pas à « inviter » les personnes vivant dans la pauvreté à venir « bénéficier » ou « participer » à telle ou telle activité. Toutes les actions commencent par aller directement à la rencontre des personnes isolées par la misère et de témoigner auprès d’elles d’une présence solidaire et militante. C’est à partir des quartiers populaires et des activités qui s’y déroulent qu’est construite à la fois la pensée, le militantisme, et l’action.

Le deuxième temps de toutes les actions d’ATD consiste à permettre à chacun.e de se reconnaitre dans un collectif. Les Universités Populaires Quart Monde (UPQM) sont importantes ici. Il s’agit d’un lieu où l’on rencontre des personnes vivant les mêmes réalités et où l’on travaille la pensée, l’expression, le dialogue à partir de l’expérience de vie, en petit groupes, grâce à des animateurs.rices qui répartissent et encouragent la prise de parole. Dans ces universités, des méthodes d’éducation populaire sont utilisées. Par exemple, dans le cadre du réseau écologie et pauvreté, des arpentages ou des adaptations de la fresque du climat ont été mis en place. Cette dernière a donc vu le jour après de nombreuses sessions de discussions, essais et adaptations avec des militant.es quart-monde qui connaissent notamment des particularités dans les préoccupation et dans les modes d’apprentissage, d’attention, et de communication des personnes en situation de pauvreté. Enfin, le lien entre « l’intérieur » et « l’extérieur » de l’association est particulièrement important et se fait de plusieurs manières. Les séances plénières des UPQMs font dialoguer un spécialiste du thème choisi et les membres du mouvement. La position de l’invité est aussi délicate qu’importante : il ou elle doit d’abord écouter, pendant généralement une heure, avant de pouvoir réagir en reprenant ce qu’il ou elle a entendu pour ajouter, incorporer son savoir.

Sur le croisement entre les savoirs et les pratiques

Un autre dispositif mis en place par ATD consiste en des ateliers-formations de « croisement des savoirs », qui partent du principe que les militants ont un savoir de par leur expérience, les professionnels de par leur formation, et les universitaires de par leur recherche. En croisant ces trois types de savoirs, l’objectif est d’arriver à une analyse plus juste des situations vécues. Durant ces formations, les militants Quart Monde sont payés pour travailler sur un thème particulier (par exemple l’aide à l’enfance) avec des professionnels et/ou des scientifiques. Ils suivent ensemble une certaine méthode pédagogique leur permettant de confronter leurs représentations, leurs points de vue, leurs manières de faire, leurs expériences pour finalement établir les points d’accord et de désaccord, le plan d’action, ainsi que de futures pistes de travail. Enfin, de manière plus institutionnelle, ATD relaye et faire connaitre la voix des militants en siégeant dans des instances politiques comme l’UNESCO, le Conseil économique et social, ou l’Assemblée. Ce travail de plaidoyer joue sur les politiques et les budgets publics.

Ce qu’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

La composition d’un groupe, on le sait, façonne la connaissance qu’il produit, ainsi que ses revendications et ses actions. Cependant, tout le monde n’est pas égal face à la participation, qu’elle soit scientifique, politique ou militante : s’exprimer, formuler une pensée, donner de son temps, accéder à une formation, dépendent de conditions socio-matérielles inégalement réparties. La question de l’inclusion se pose alors, et elle n’a rien d’évident. Comment transformer les cercles affinitaires en des spirales, voire en des structures polymorphes, plus rhizomiques que circulaires ? Quelles techniques de repiquage inventer pour les pluriversités, pour faire-avec, faire-pour, faire-par un plus grand nombre ? Ce sont ces questions qui ont motivé notre intérêt pour ATD. Mis à part l’aspect peut-être traditionnel et institutionnel d’ATD, ce que nous pouvons retenir de ce mouvement pour les chantiers-pluriversités est une conception de l’inclusion basée sur le déplacement, sur le repiquage, sur la rencontre. S’il on veut pouvoir se « dé-former » et investir des espaces multiples de recherche, d’enquête, de réflexion, d’échange et de discussion qui enclenchent diverses mutations socio-écologiques, il faut aussi se donner les moyens de reconfigurer les structures, les espaces, et les dynamiques qui invisibilisent la présence, la parole, l’expérience, l’existence de certaines personnes. Reconnaître celles des personnes qui ne sont ni militantes, ni désertrices, ni universitaires est d’autant plus nécessaire que ces dernières sont nombreuses et que l’on ne peut muter sans elles et eux. Ces personnes ont beaucoup à nous apprendre, elles ont besoin de nous nous avons besoin d’elles pour avancer et nous décaler, nous déformer.

En savoir plus

Site général d’ATD Quart Monde : https://www.atd-quartmonde.fr/

Source de l’image d’accueil : https://www.atd-quartmonde.fr/le-nord-pas-de-calais-retrouve-son-universite-populaire-quart-monde/

Les écoles zapatistes

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Les écoles zapatistes sont nées dans le contexte du soulèvement zapatiste de 1994 dans les communautés autonomes du Chiapas au Mexique ; la résistance politique, économique et culturelle face aux politiques néolibérales et aux programmes clientélistes de l’Etat ; la lutte pour la terre et l’autonomie des communautés paysannes du sud-est mexicain. Dès les années 70, dans les régions rurales les plus pauvres du Chiapas, émergent des discours pédagogiques éclectiques aux marges des institutions étatiques. L’inefficacité, la négligence et le racisme constitutif des services d’éducation nationale ont favorisé le développement de pratiques d’alphabétisation alternatives aux programmes officiels. Ces pratiques furent impulsées par une multiplicité d’acteurs :  des catéchismes d’une Église fortement influencée par les demandes de justice de la Théologie de la Libération, jusqu’aux représentants locaux des organisations syndicales paysannes de tradition maoïste ; le tout dans un cadre de convergence continue entre des langues et des coutumes autochtones multiples.  Puis, avec le soulèvement armé de l’EZLN en 1994, les communautés organisées affirmèrent à la fois une rupture directe avec l’appareil d’Etat, et la récupération, la radicalisation et la réinvention ultérieure d’un tel héritage d’expériences pédagogiques alternatives. En 1997, après les tentatives infructueuses de dialogue avec le gouvernement, dans un contexte d’extrême précarité, d’attaques paramilitaires constantes et d’harcèlement militaire persistant, les zapatistes lancèrent leur projet d’éducation autonome, en expulsant aux enseignants « officiels » de leurs villages et en formant a leur place des « promoteurs » communautaires pour répondre aux besoins locaux et pour prendre en charge la coordination de l’apprentissage collectif. À partir de ce moment, petit à petit, des écoles autonomes furent formées dans les diverses communautés de tout le territoire zapatiste. 

Il s’agit d’un projet politique intégral. Non pas d’un projet exclusivement éducatif, mais d’une série d’expériences pédagogiques inscrites dans le pari politique de l’autonomie et de l’auto-gouvernement, et cela à travers :

– le refus catégorique des institutions du système national d’éducation ;

– l’organisation scolaire soutenue par le travail collectif et la participation communautaire ; 

– un modèle asalarial : la communauté garantit la subsistance du promoteur (l’hébergement, la nourriture, etc.) et couvre les frais du transport et de l’équipement, mais il n’y a pas du salaire fixé à l’avance ;

– la nomination et la coordination locale des éducateur.ices (pas d’assignation ou de gestion centralisée, les promoteurs sont des personnes avec une vocation pour l’entraide ou l’enseignement, reconnus et approuvés par l’assemblée communautaire) ;

– la collaboration communautaire dans la définition du contenu des programmes scolaires ;

– le rejet de la certification, et des mécanismes de compétence méritocratiques (comme les « bulletins de notes », les examens ou les évaluations standardisées) ;

– les classes multi-niveaux (pas de séparation par âge) ;

– le pragmatisme pédagogique : l’invention de méthodes pour répondre aux situations concrètes ;

– la réappropriation et le renforcement de l’histoire, des langues et des coutumes autochtones ;

– la prise en compte des calendriers agricoles et des festivités traditionnelles ;

– l’accentuation du lien avec les luttes territoriales ;

– la contextualisation des connaissances pour répondre aux demandes sociales des familles ;

– la formation non-spécialisée, non-professionnelle, axée sur les pratiques de subsistance et inscrite dans une socialité politique et militante. 

Ce qu’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

L’indissociabilité du projet politique et de la méthode pédagogique ; l’importance fondamentale de l’organisation communautaire de base qui soutien l’expérience éducative ; la prééminence des demandes sociales, des exigences territoriales et des pratiques de subsistance dans la dynamique scolaire ; l’espace pour la réinvention et l’imagination créatrice pour adresser des problématiques concrètes. 

En savoir plus

Cahiers de la Petite École Zapatiste : http://ztrad.toile-libre.org/

Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone : https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2005/06/30/sixieme-declaration-de-la-foret-lacandone/

Article de Bruno Baronett sur l’éducation zapatiste : https://journals.openedition.org/cres/2341

Source de l’image principale : http://confluences81.fr/2018/12/07/les-zapatistes-ecrivent-aux-gilets-jaunes/