Reprises de savoirs

 — Imider : les traditions berbères comme outils de contestation

Imider : les traditions berbères comme outils de contestation

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Les descendants de la tribu amazigh des Aït Atta habitant à Imider : bien que la mine d’argent contre laquelle les habitants d’Imider luttent se soit implantée en 1969 et que les premières mobilisations d’ampleur aient commencé en 1986 (sit-in de 40 jours contre le forage de puits), la lutte a pris une nouvelle tourne à partir de 2011. A cette époque, les problématiques d’accès à l’eau des habitants d’Imider étaient inédites, et la mobilisation s’est fortement amplifiée en donnant lieu à une occupation. Cette occupation a aussi été le lieu de réappropriation de pratiques berbères traditionnelles qui sont au fondement de la politique du mouvement de contestation d’Imider. 


A 300 kilomètres au sud de Marrakech, dans une région montagneuse amazigh sur le territoire d’Imider, existe la plus grande mine d’argent d’Afrique. Cette mine est active depuis 1969. Tout autour, la terre semble infertile, tellement le territoire est aride. Pourtant, cette terre est habitée, et les communautés berbères qui y demeurent savent pourquoi leurs ancêtres se sont installés ici. Quand on creuse la roche, on découvre vite que l’eau y est en fait abondante. Les ancêtres des habitants ont légué un ensemble de canaux souterrains permettant de cheminer l’eau pour que tout le monde y ait accès pour cultiver. Mais aujourd’hui, plus les habitants d’Imider creusent, moins ils trouvent de l’eau. De plus, les neiges se font de plus en plus rares. L’eau de cette terre a été appropriée et polluée par cette énorme mine d’argent, qui détruit tout ce que cette terre a d’habitable. La mine ne cesse de s’étendre depuis les années 1980, et consomme aujourd’hui 1 million de mètres cubes d’eau, soit 12 fois d’eau plus que l’ensemble des habitants d’Imider. A la surconsommation des nappes phréatiques s’ajoute la pollution : mercure, plomb, cadmium, antimoine, arsenic sont libérés par l’extraction et rejetés dans la nature causant de plus en plus de maladies et de cancer à Imider. Pour les communautés berbères habitant ce territoire, une lutte a commencé en 1986, et se poursuit encore aujourd’hui. Les vannes du mont Alban, dont la nappe phréatique a été pompée pendant des années, ont été arrêtées en 2011 par les militants d’Imider. Depuis s’y déroule une occupation au sein de laquelle des pratiques traditionnelles berbères d’éducation populaire politique et de démocratie directe se réinventent par les personnes en lutte. 

Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant l’invention d’une pédagogie alternative, mais plutôt la réappropriation par des communautés « indigènes » de pratiques ancestrales dans le cadre d’une mobilisation pour défendre l’habitabilité de leur territoire. Sur le mont Alban, occupé depuis 2011, ont été construites une cinquantaine de maisons, érigées de part et d’autre des conduites d’eau de la société minière. Au sein de ce camp militant, se trouve un quartier réservé aux femmes, un potager collectif et une sorte de petite forteresse (kasbah) d’architecture berbère. Ce camp s’organise autour de l’agrew, l’assemblée démocratique du dimanche, directement héritée des coutumes berbères. A l’origine, l’agrew était essentiellement l’espace où les notables se retrouvaient pour discuter de leurs affaires. C’était une assemblée d’exclusion, qui servait essentiellement aux puissants à gérer la cité. L’agrew d’Imider est au contraire un espace dont la première volonté est l’inclusion, des femmes, des enfants, et de tous ceux et celles qui traditionnellement ne participaient pas. Ces assemblées s’articulent autour de 6 principes à même de répondre à des enjeux de transmission de savoirs, de connaissances, de pratiques démocratiques et de mobilisations. Le premier principe de l’agrew est le rassemblement des habitants dans un grand cercle qui veut réunir tout le monde. Le cercle représente l’égalité des habitants, il est censé gommer les hiérarchies, voir les abolir. En réalité, ce cercle n’est pas ouvert à toutes et tous, car les pouvoirs publics et les représentants de la société minière n’y sont pas les bienvenues (déso Latour). En cela, c’est un outil d’émancipation collective pour se former une opinion politique s’élaborant depuis la base, depuis les expériences vécues, depuis la parole des marginalisés, qui se donnent mutuellement des armes politiques pour se défendre face aux groupes dominants. Le second principe de l’agrew d’Imider est celui de l’absence formelle de vote. Le vote est selon eux un outil qui consiste à exclure une minorité. Ce principe permet de remettre en cause la légitimité sur laquelle se base les élus communaux. A la place du vote (principe 3), il est préférable d’entendre tout le monde, et se forger une opinion à partir du moment où tous et toutes auront parlé. Des personnes sont dès lors chargées de prendre en notes (principe 4) toutes les paroles exprimées, pour ensuite essayer de trouver une décision collective (principe 5) qui permet de ne léser personne. Enfin, le dernier principe est celui de la volonté d’hériter de leurs traditions d’une certaine façon. Celui-ci est formulée comme suit : « Il n’y a ni haut, ni bas, malgré l’immense respect que l’on réserve aux anciens de nos tribus. Nous croyons dans une complète égalité ». 

L’agrew permet de résister à l’État moderne de diverses façons. Il permet d’abord de déjouer les tentatives d’individualisation des militants d’Imider, et permet de refuser la désignation de représentants avec lesquels l’État et la société minière pourraient discuter. Faire l’agrew, c’est tout mettre à plat, faire disparaitre les volontés de chacun pour que n’apparaisse plus qu’une seule voix collective, une voix de communauté, permettant également de formuler des revendications toujours plus fortes, un refus toujours plus radical. L’enjeu est aussi ailleurs : les institutions horizontales, basées sur la démocratie directe, sont des traditions bien antérieures à celle de l’État. À Imider se joue un conflit sous-jacent, qui concerne bien des lieux au Maroc. D’un côté, l’État moderne tente de se renforcer, et se déclare, au nom du modernisme issu de la période coloniale, en droit de gouverner et de s’approprier les territoires indigènes, de l’autre, une population encore importante est structurée par son histoire « tribale », plus ou moins lié à la question de l’appartenance berbère. Le conflit de l’eau et de l’accès aux ressources donne virtuellement à voir celui des nombreux conflits de mondes qui se joue au Maroc. L’exemple d’Imider résiste doublement à l’impérialisme de l’État, car les pratiques d’émancipation qui y sont menées se réinventent depuis l’héritage berbère. Les termes du modernisme sont refusés. 

Ce que l’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

L’exemple de l’agrew permet d’avoir une grande exigence politique dans les pratiques de luttes et d’émancipation : pas d’éducation populaire sans intersubjectivité, pas de contestation sans individus éclairés, pas de mobilisation sans avoir entendu la parole de toustes. Il nous apprend aussi que la question de l’héritage et de la tradition mérite d’être réinvesti. Comment résister à la centralisation de l’État, comment se former sans penser comme un État ? Depuis quelles coordonnées de sens, depuis quelles pratiques populaires ? Il s’agit peut-être d’enquêter sur ce que nous avons perdu, en premier lieu sur les communautés auxquelles nous n’appartenons plus, pour essayer de retisser des attachements depuis des pratiques et des savoirs à même de décoloniser l’imaginaire de l’éducation et de la transmission. Se déformer, c’est peut-être avant tout se décoloniser, arrêter de penser comme un État, sortir l’État de soi pour trouver d’autres pistes désirables. Sans penser qu’il s’agit toujours de tout réinventer. Beaucoup de choses sont encore disponibles si nous apprenons à ajuster nos regards. 

En savoir plus

Film Amussu de Nadir Bouhmouch.

Rapport du CMA, Imider,
spoliation
 des
 ressources 
naturelles 
et 
résistance
 populaire : http://www.gitpa.org/web/LE%20DECEMBRE%202013%20%20MAROC%20IMIDER%202.pdf

Soraya El Kahlaoui et Koenraad Bogaert, Politiser les marges. Le cas du mouvement « sur la voie 96 » d’Imider : https://journals.openedition.org/anneemaghreb/5555

Article de Celia Izoard sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/international/160819/imider-au-maroc-la-plus-grande-mine-d-argent-d-afrique-assoiffe-les-habitants

Article de CADMT : https://www.cadtm.org/Maroc-l-histoire-d-une-lutte-Le-mouvement-contre-la-mine-d-Imider-dure-depuis

Article de Mohammed Benidir, « Entre délibération, contestation et délégation. Les assemblées dans un mouvement contestataire contre l’exploitation minière dans le Sud-­Est du Maroc » : https://www.participation-et-democratie.fr/system/files/2017_1c_benidir_0.pdf

Source de l’image principale : https://www.cadtm.org/Maroc-l-histoire-d-une-lutte-Le-mouvement-contre-la-mine-d-Imider-dure-depuis