Reprises de savoirs

 — Les écoles libertaires de la guerre d’Espagne 1. Escuela moderna

Les écoles libertaires de la guerre d’Espagne 1. Escuela moderna

Qui ? Quoi ? Quand ? Où ?

Le 27 juillet 1936, sous la pression de la rue, le gouvernement catalan annonce, par décret, la constitution du CENU (Conseil de L’École Nouvelle Unifiée). L’éducation sera l’un des domaines où les révolutionnaires interviendront avec le plus de dynamisme, notamment dans l’objectif de soustraire l’assise et l’influence de l’Église dans ce domaine. Les révolutionnaires s’appuieront sur les pratiques de Francisco Ferrer. La CENU sera l’organe qui permettra de réorganiser l’école de fond en comble. En effet, la situation en Espagne est critique en 1936 : le taux d’analphabétisme est de 52%, et 60% des enfants ne sont pas scolarisés. À cela s’ajouteront les élèves des écoles confessionnelles fermées au moment de la révolution.  La CENU tentera de mettre en œuvre son mot d’ordre « pas un enfant sans école ». Pourtant, les contraintes matérielles sont importantes car les locaux et les enseignants font défaut. Les organisations ouvrières seront sollicitées pour apporter leur aide. Le syndicat du bâtiment proposera un plan d’urgence de construction d’écoles, tandis que celui des transports s’organisera pour que tous les enfants puissent se rendre gratuitement dans des écoles hors de Barcelone et des combats. Ce déplacement est aussi motivé par la volonté de mettre en contact les enfants des villes avec la nature et leurs camarades à la campagne. Aussi, ces écoles pourront en partie servir à répondre aux besoins des populations pendant la guerre. Les enfants apprendront donc à cultiver dans des petits potagers pédagogiques à la fois pour apprendre des savoirs jugés comme utiles et serviront à la satisfaction de besoins alimentaires des populations catalanes. Un an plus tard, le CENU aura engagé 4700 maîtres d’écoles en catalogne, et aura quasiment doublé leur salaire. Dans le même temps, 82 515 enfants ont été inscrits soit une augmentation de la scolarisation ayant plus que doublé. Les orphelinats disparaissent également, parce que les enfants qui y résidaient sont mêlés aux autres, et finissent par appartenir aux communautés. La séparation artificielle qu’avait opérée l’église est donc abolie. 

La question de l’école a toujours été centrale dans la pensée et les organisations anarchistes. Dès le départ, les anarchistes se sont donné les moyens de se former, créer des pédagogies nouvelles, pour les enfants et les adultes, avec l’objectif de s’émanciper des doctrines religieuses et bourgeoises. Au début du 20e siècle, le mouvement anarchiste se fragmente, et de plus en plus de personnes s’intéressent au courant de l’anarchisme individualiste, qui, ne croyant plus aux rêves de révolution, ou pensant que quand bien même celle-ci aurait lieu, rien ne nous permet de dire qu’elle donnera naissance à une société libre et égalitaire. Les individualistes préconisent une existence entière dès maintenant. Se formeront des groupes de libertaires bohèmes, qui veulent travailler de leur main et de leur tête, pour devenir des humains complets, qui veulent la vie bonne ici et maintenant. Les anarchistes individualistes mettront donc en pratique des alternatives de vies concrètes. Malgré tout, de nombreuses expériences communautaires et communales échouent, les anarchistes individualistes et les anarcho-syndicalistes se mettront d’accord sur le fait qu’il faut reprendre le mal à la racine, puisqu’il semble difficile de faire monde ensemble depuis les socialisations qui sont celles des anarchistes à cette époque. Changer la société, c’est changer l’individu, et l’école bourgeoise inculque dès l’origine des valeurs autoritaires. Il faut donc se réapproprier l’école. L’une des grandes figures anarchistes de l’éducation sera Francisco Ferrer, qui inventera « l’escola moderna », l’école moderne. L’école moderne a de grandes exigences d’élévation intellectuelle, sensorielle et physique, ne négligeant ainsi aucun aspect de la vie (peut être moins spirituelle ?). Francisco Ferrer parlera d’éducation intégrale, c’est-à-dire intellectuelle et manuelle, pour que tout le monde puisse apprendre à plus ou moins tout faire. L’école moderne sera séculaire, à destination des enfants et des adultes, et basés sur des relations égalitaires entre les élèves et les professeurs. L’école moderne donnera lieu à un véritable mouvement, dont Ferrer continuera d’être la figure prépondérante. Ces écoles effraient autant l’église que la bourgeoisie, et Francisco Ferrer sera condamné à mort à la première occasion venue. Il sera accusé, à tort, d’avoir organiser la grève générale de Barcelone de 1909 et il sera exécuté en octobre de la même année. Son exécution provoquera des émeutes partout dans les grandes villes, notamment européennes. 

La guerre d’Espagne qui commence en juillet 1936 reste à ce jour la plus grande expérience d’organisation sociale fondée sur des principes anarchistes. Bien avant 36, syndicats et organisations libertaires s’étaient dotées d’écoles ou de cours du soir, à l’image de Ferrer et des individualistes, qui n’attendaient plus la révolution pour mettre en actes les principes anarchistes. L’expérience du communisme libertaire espagnole sera freinée par la contre-révolution à l’initiative des républicains modérés et des staliniens dès 1937. Ce sera finalement en mars 1939 que les anarchistes seront forcés d’abdiquer, quand les troupes de Franco entreront à Barcelone, soutenues par les puissances occidentales. L’expérience d’un anarchisme réellement existant est brève certes, mais c’est l’expérience la plus importante à ce jour. Durant ces trois années se sont intensifiées et multipliées les expériences déjà à l’œuvre en Catalogne durant les décennies qui ont précédé la Guerre d’Espagne.

Le programme du CENU est de mettre en œuvre une révolution pédagogique. D’abord, celle-ci se veut en opposition à l’éducation d’hier, essentiellement tenue par l’église, dont les tares étaient très nombreuses : internats, maisons de corrections et casernes. Tout ceci disparaitra, et avec, la notion de châtiment associé à l’école. L’École Nouvelle se veut détachée des traditions autoritaires. En ce sens, cette école ne veut pas non plus enrôler la jeunesse. Il ne s’agit pas de fabriquer des petits anarchistes. Ces écoles libertaires ont d’abord pour objectif de respecter l’entière liberté aux enfants, et sont critiques de la façon dont l’école a historiquement modelé l’esprit de l’enfant selon ses normes et ses dogmes, exigeant avant tout des élèves une forme de servilité. Juan Puig Elias, président du CENU, écrira dans L’Espagne Antifasciste, qu’il s’agit pour l’enfant de « Développer d’une façon graduelle et harmonieuse toutes et chacune de ses facultés. Quand il sera grand, il aura nos idées, si celles-ci sont les meilleures, ou bien il ira plus loin, si elles sont fausses ou mesquines ». 

Matériellement, le programme de la CENU cherche un équilibre entre l’acquisition d’une culture émancipatrice et des savoirs pratiques. Sans partir des classes d’âge mais plutôt des rythmes de chaque élève, il s’agit d’une scolarisation continue pour tous de la maternelle au collège pendant 15 ans, la « polytechnique basique », et viennent ensuite les écoles « supérieures » (Polytechniques et Universités) qui peuvent aussi accueillir des personnes n’étant pas allées à l’école durant leur jeunesse.

En vérité, les écoles auront beaucoup d’autonomie et fonctionneront selon leurs principes. Plusieurs écoles héritières des pédagogies de Ferrer se fédèrent, sous l’égide de la CNT (confédération nationale des travailleurs, syndicat le plus influent pendant la guerre d’Espagne) pour tenter d’aller encore plus loin que le CENU. Les écoles de cette fédération régionale sont autogérées, c’est-à-dire qu’elle ne nécessitent pas de directeur. Un responsable politique de la CNT relate en juillet 1937 que « « L’organisation interne est régie par la démocratie la plus absolue. Tous les problèmes qui se présentent sont résolus par des assemblées communes d’enfants et de professeurs. On comprend facilement qu’avec ce procédé il n’y ait besoin d’aucun directeur ». Cette fédération d’une centaine d’école et de 1200 élèves s’est donné comme objectif de coordonner les anciennes écoles alternatives qui, grâce à la révolution, pourront reprendre de la vigueur.

Les syndicats aussi s’emploieront à continuer leurs activités éducatives, voir même à les intensifier. Ils mettront à disposition des élèves des bibliothèques, des ateliers, des jardins d’essais, des élevages de divers animaux, du matériel de cinéma que les enfants gèrent par eux-mêmes. Chaque enfant peut avoir sa propre table personnalisée, et l’enseignant se retrouve non pas sur un pupitre mais au milieu de la classe parmi ses élèves.

Dans les maternelles, les institutrices (ce seront presque toujours des femmes) ont pour mission de laisser les enfants jouer, et de les mettre en contact avec la nature. Chaque école doit obligatoirement avoir un jardin et un potager. Les pupitres aussi seront différenciés, pour respecter l’individualité et l’expression de chaque enfant. 

Ce que l’on peut retenir pour les chantiers-pluriversité

L’expérience des écoles libertaires pendant la Guerre d’Espagne donne à voir un anarchisme existant, freiné par Franco et les autres puissances européennes. La Catalogne, pendant cette période, attirera des révolutionnaires du monde entier, fascinés par la possibilité de mettre en œuvre à une si vaste échelle les principes anarchistes. Cette expérience donne à voir une volonté collective de purger l’école de tout forme d’autoritarisme en vertu d’une liberté à restituer aux enfants. Pour autant, l’idée de liberté ici développée n’a rien à voir avec celle que pourrait défendre les modernisateurs. La liberté a été ancrée dans la subsistance, parce que l’autonomie politique de la Catalogne ne pouvait continuer sans autonomie matérielle. Les élèves apprenaient donc, en partie, des savoirs de subsistance, du moins des savoirs qui leur permettaient de soutenir leur communauté.

Cette expérience nous donne aussi à voir l’importance jouée par les organisations anarchistes et les organisations ouvrières en termes de structuration et de capacité à prendre en charge par elles-mêmes les besoins d’éducation. En cela, elle donne à voir les capacités du mouvement social à instituer. Sans les bases extrêmement solides de la CNT avant la révolution, l’expérience aurait été tout autre. Puig Elias le dira lui-même à un journaliste de Tierra y Libertad qui lui demander si les essais ont donné de bon résultat, ce à quoi il répondra : « Oh, c’est indiscutable ! Mais tu fais une erreur. Pour nous, ceci n’est pas un “essai”. Durant presque vingt ans, nous avons essayé dans la clandestinité et perfectionné nos méthodes ».

Enfin, les anarchistes ont ceci d’intéressant qu’ils se méfient d’eux-mêmes, et de leur propre pouvoir sur les enfants. Ils ont une telle méfiance à l’endroit de l’autorité illégitime y compris dans l’éducation, que leur réflexion sur l’éducation comporte une réflexion sur les risques d’endoctrinement. Il ne s’agit donc pas de fabriquer de bons petits anarchistes, mais de tenter de faire des hommes libres, en espérant que ceux-ci adhèrent à l’organisation sociale, et puissent l’enrichir de leurs nouvelles perspectives. 

En savoir plus

Sylvain WAGNON, « L’éducation libertaire, xixe-xxe siècle » : https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9ducation-et-formation/%C3%A9ducations-politiques-%C3%A9ducations-%C3%A0-la-politique/l%E2%80%99%C3%A9ducation-libertaire-xixe-xxe-si%C3%A8cle

Espagne 36, l’école fait sa révolution http://www.cnt-f.org/nautreecole/?ESPAGNE-36-l-ecole-fait-sa#nh20

1937 : Éducation et émancipation chez les anarchistes espagnols, UCL https://www.unioncommunistelibertaire.org/?1937-Education-et-emancipation-chez-les-anarchistes-espagnols

Serge Salaun, L’École primaire de la République en guerre (1936-1939) : https://books.openedition.org/pufr/5223?lang=fr

Ricardo Fernández Rodríguez, « Francisco Ferrer y Guardia : une vie de combat libertaire et maçonnique » : https://www.cairn.info/revue-humanisme-2010-1-page-91.htm

Source de l’image principale : https://www.unioncommunistelibertaire.org/?1937-Education-et-emancipation-chez-les-anarchistes-espagnols